Manifeste 1 “L’Archipel-Cosmos” Revue Trasdemar de littératures insulaires

“Dracaeno Drago” (2013) Obra de la artista Nayra Martín Reyes

LIEUX A LA FOIS diaphanes et brumeux, les îles et les archipels ont signé des chapitres décisifs dans l’histoire de l’humanité, en se convertissant en points de frictions, de symbiose, de métissages et d’échanges culturels.

C’est dans une île de la Méditerranée, Lesbos, que naquirent les premières représentations connues de poésie lyrique, vers la première moitié du 7e siècle avant Jésus Christ. Et c’est dans une île de la Caraïbe, Hispaniola, que surgit la première révolution d’esclaves victorieuse de l’Histoire.

Cependant, étant donné que toute définition peut être soumise à débat, étant donné son origine conventionnelle, nous ne pouvons que nous poser la question : où finit l’ile et où commence le continent ?

La Terre ne serait-elle pas composée d’un archipel de continents sur l’océan qui recouvre les deux tiers de sa superficie ? Et l’univers, un archipel cosmique, une conjonction d’innombrables corps insulaires navigant dans la nuit du vide ? L’insularité ne serait-elle pas en définitive un trait caractéristique de notre présence au monde ? Nous pouvons dire avec Derek Walcott qu’« aimer un horizon est insularité », car des îles nous venons et à elles nous nous devons, en une convivialité qui dépasse toute frontière.

UNE ILE SE DEFINIT plus par son histoire que par sa géographie, car selon les vers de Pedro Salinas le temps de l’île « se compte en chiffres magiques ». Toute insularité produit un ensemble de représentations culturelles conjointes entre ses habitants et ses visiteurs, de sorte que les imaginaires deviennent insularité partagée. Ceux qui les ont peuplées sont toujours regardés comme des autres, comme des îles visitées. Depuis leur condition d’enclaves de transit, marquées par les flux commerciaux et migratoires, ainsi que par le phénomène du tourisme, les îles ont souffert d’une histoire souvent tragique, faite de violences et d’inégalités structurelles. Mais en même temps, elles réunissent les conditions idoines pour la construction de sociétés et de cultures cosmopolites, que ne perçoivent pas l’autre comme un ennemi, mais comme une différence pleine de similitudes, avec laquelle il est possible de créer un futur commun. Il s’agit là du « prestige des îles » dont parle Eugenio Granell dans son œuvre picturale et littéraire.

EN MEME TEMPS, les îles apparaissent souvent comme des périphéries de la culture, éloignées des grands centres continentaux et de leurs dynamiques de fonctionnement global, qui tendent à reléguer ou à exclure tout ce qui est situé hors de leurs limites. Face à cette dérive historique, Trasdemar veut se poser comme une gageure dans la diversité littéraire et culturelle des insularités habitables, pluralité et différence, face aux visions centralisatrices de la culture fomentées par le pouvoir. Comme l’affirme la philosophe Marina Garcés, nous vivons dans l’actualité un « temps posthume », dans lequel les majorités sociales ont abandonné leurs espoirs de transformation de la réalité pour se retrouver dans une peur permanente de l’apocalypse, de la destruction du monde connu. Si les îles rénovent indéfiniment les rêves et les espérances d’un monde meilleur, nous devons peupler d’îles de la condition planétaire de la vie et de la culture. Notre vocation consiste à restaurer leur profondeur aux océans.

NOUS N’ACCEPTONS PAS la condition irréversible de la catastrophe et nous nous opposons aux impulsions autoritaires qui ont toujours eu recours à la violence comme une forme de contrôle de la vie, des espaces et des idées. Dans la confusion de ce « temps posthume », il faut reformer les liens entre la culture et l’émancipation, comme le propose Garcés, réaffirmant la liberté et la dignité de l’expérience humaine pour apprendre d’elle. Les littératures insulaires transcendent, de par leur dispersion et leur originalité, les frontières du mercantilisme et des systèmes clos. L’archipel-cosmos que nous évoquons s’apparente à l’espace sidéral et au prodige de l’esprit humain, en mouvement continu vers l’inconnu, de la même façon que la poésie se construit en polyphonies et multivers, comme un phénomène qui ne connaît ni limites, ni codes-barres.

NOTRE APPORT CRITIQUE ne doit pas se confondre avec le projet de modernisation qui a dominé la planète durant les trois derniers siècles, étendant le capitalisme à une échelle devenue inhabitable. Au contraire, la pensée critique n’a de cesse de questionner ce projet, engendrant des alternatives politiques et culturelles en périodes d’incertitude. Les îles où Benjamin Péret découvre son étoile de mer abritent pour la postérité des possibilités inouïes de créativité et de récits fabuleux.

DANS CE SENS Trasdemar aspire à se convertir en un référent critique depuis les Canaries, suivant la tradition des revues culturelles insulaires, qui atteignit son zénith avec Gaceta de Arte et se poursuivit avec diverses publications, depuis Planas de Poesía jusqu’à Syntaxis et beaucoup d’autres, dans le courant du 20e siècle. Nous reconnaissons l’importance de nos prédécesseurs, comme une valeur qui nous permet de nous projeter dans le futur, et nous affirmons notre proposition de générer un espace propre où les auteurs et auteures insulaires pourront exprimer leur vision de la réalité à travers les littératures et les imaginaires de nos archipels.

DE CETTE FACON nous proposons d’offrir un habitat pour la diversité, pour les multiples courants et confluences de la littérature contemporaine à l’ère digitale, en encourageant un dialogue ouvert et une convivialité entre les créateurs. Cet engagement envers la diversité s’avère indispensable alors que la culture doit lutter pour se maintenir à flot, à l’image des naufragés du Radeau de la Méduse, dans un monde qui fait face à toutes sortes de risques et de menaces, sous le joug d’une crise globale déshumanisante. C’est seulement de cette façon que les littératures peuvent revendiquer un humanisme critique à une ère où la notion d’humanité elle-même se trouve en crise.

LES ILES sont notre patrimoine intangible, l’archipel-cosmos, les pages blanches de l’histoire future.


(Traducción de Catherine Boudet)

Revue Trasdemar de Littératures Insulaires
Octobre 2020

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